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vendredi 15 mars 2019

Shawn, sans un mot


Shawn était le domestique parfait. Suffisamment basané pour passer pour un membre d'une caste inférieure dans tous les coins du globe. Shawn était le domestique philippin parfait. Discret, souriant sans sympathie particulière, il baragouinait un peu toutes les langues et pouvait servir le café dans un appartement à Genève ou un repas sur un yacht à Dubaï sans que personne ne s'étonne de rien. 

Personne ne remarquait rien, depuis sa naissance. L'enfant naît Shawan, à Trinidad et Tobago mais ses parents émigrent aux Philippines pour échapper à la misère. De la rue aux bars, Shawn anglicise son nom et passe comme une ombre d'un côté à l'autre du mur. A seize ans il est barman dans un hôtel pour les étrangers, c'est déjà une promotion. Il sait cirer les chaussures, faire à peu près n'importe quel cocktail, trouver des cigarettes la nuit. Il passe de la cuisine à la terrasse, sert dans les chambres, rien ne l'arrête, personne ne fait attention à lui.



Aussi personne ne fait attention à lui quand il part de l'hôtel, "emmené dans ses bagages" par Monsieur Kim un homme d'affaires chinois qui monte une station balnéaire de luxe à Puerto Rico. Shawn se retrouve au bar une fois encore, il nettoie la piscine, fait les chambres quand il le faut, et personne n'a à se plaindre de lui. Surtout pas le patron, qui pour un salaire dérisoire, a un employé modèle qui ne parle qu'à bon escient, se débrouille tout seul pour tout, et résout les situations les plus complexes sans vagues. Et Dieu sait s'il en arrive, des situations complexes, dans un hôtel à touristes. 

Monsieur Kim finit par garder pour lui ce serviteur parfait. Shawn, domestique philippin parfait, ne s'est jamais marié. On a dit qu'il était bisexuel, mais on a dit tellement de choses sur Shawn... Après la guerre du Golfe, monsieur Kim s'installe à Dubaï, dans un quartier où il reçoit des amis chinois, mais aussi malaisiens, philippins, ou indonésiens. Shawn parle à tous de sa voix basse et douce. On peut tout lui demander, on sait toujours où le trouver, dans le jardin de M. Kim, pieds nus à arroser les plantes, tailler les haies, ou aider à la cuisine.



Quand M. Kim est rentré en Chine prendre sa retraite, cette fois il n'a pas emmené Shawn. Il y avait tous les domestiques dans la maison familiale, et ni sa femme ni ses enfants ne le connaissaient. Il l'a laissé à son voisin d'en face, un Saoudien qui a hérité de tous les objets qui n'allaient pas en Chine, décodeurs aux standards différents, aspirateurs... Shawn s'est retrouvé avec un nouveau patron, dans le jardin d'en face, avec les mêmes outils. Il a continué à s'occuper du jardin, les gens de la maisonnée ne lui adressant la parole que pour lui demander un rafraîchissement ou lui signaler les chaussures de sport sales dans le vestiaire.

Shawn est mort d'une bête rage de dents, un abcès qu'il a laissé traîner. Les autres domestiques lui disaient depuis des semaines d'aller voir un dentiste, mais il n'avait pas la sécurité sociale, Shawn. C'est compliqué, il n'avait jamais demandé à M. Kim de faire les démarches. Encore moins à son nouveau "propriétaire".

Alors comme personne n'allait faire une nécro de Shawn, domestique philippin parfait, moi je l'ai faite, pour rendre hommage à ce peuple sans race et sans nom, qui tout autour de la Terre, récure, lave, essore, essuie, puis rend le monde des riches impeccable, lisse, sans un mot. Et je me demande parfois : "As-tu jamais éprouvé ce qu'est exister, Shawn ?".




5 commentaires:

  1. C'est très émouvant ce que vous avez fait là, on devrait voir plus souvent de telles initiatives.

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  2. Vous ne respectez donc rien... Tout n'est pas pâture pour l'art, monsieur. Tiens, c'est pas mal ça "pas pâture pour l'art", ça fait nom de gâteau hongrois, non ? Non ? Ah bon, je trouvais.

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  3. Réponses
    1. Je vous remercie, vous avez bien raison, c'est excellent :)

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  4. Pour ceux qui aiment ce style, il y plus et plus salé sur le Daronian Institute, mais faut demander les clés à la sacristie.

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