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dimanche 3 mars 2019

Limite Fayot

En 1885, Amédée de la Cheville publiait un opuscule passé totalement inaperçu du grand public : Comment plaire aux bourgeois, et sous-titré "Conseils aux jeunes artistes qui veulent réussir". 

"Réussir", dans la bouche d'une famille aussi ancienne que les Foulée, cela veut dire uniquement "gagner de l'argent". Amédée prodiguait ainsi à qui voulait les recevoir ses conseils pour gagner l'argent en vendant ses œuvres, donc destinés par essence aux artistes, et surtout aux peintres.
Il eut même en projet un second tome, qui eût été sous-titré "Comment gagner de l'argent sans peindre de tableau".

Ce que le bourgeois aime par dessus tout, c'est le "style". Le "style" est ce qui fait que vous repérez un Dugastel à 500 mètres, et pouvez affirmer haut et fort sans vous tromper, Ah mais c'est un Dugastel que je vois là-bas. Cela fait cultivé de faire mouche publiquement en matière d'attribution, et le bourgeois aime cette sorte de quizz.

Donc première règle pour "avoir du style", tamponnez votre toile d'éléments reconnaissables : mettez toujours un chien noir et blanc au milieu du tableau, hachurez façon bande de police pour scène de crime, mettez des pointillés énormes, faites quelque chose qui se voie à 500 mètres par temps de brouillard.

Afin que le bourgeois puisse décréter que vous avez du style, il vous faut également apprendre à manier l'art de l’auto-citation. Il faut que votre tableau soit toujours le même, afin que le bourgeois le reconnaisse, mais qu'il soit légèrement différent, pour qu'il aie l'impression d'acheter "son" Dugastel, et de le préférer à l'autre, que d'acheter celui de son voisin.

(Vous pouvez arrêter de rire, faites une pause vous allez en avoir besoin).

Vous pouvez par exemple prendre le même motif : vous inventez une sorte de poisson bizarre, puis vous le peignez dans toutes les couleurs mais en sorte qu'on le reconnaisse.

Autre histoire amusante (je vous avais prévenus) ce soir je recommande à mon fils l'écoute de la Sonate A Kreutzer, le tout sans virgule ni guillemets d'ailleurs je me demande toujours si on doit mettre le pluriel quand il n'y en a pas. Ce fut, à l'âge de huit ans, avec cette pièce que je découvris les transports de la musique, via une grosse caisse en bois équipée de lampes, et un microsillon passablement crachouillant, bref un électrophone (1) et un disque 33 tours. La pochette était rose et or, et participait de l'émotion.

La bande passante étant bouffée par une bande d'ados abrutis sur leurs smartphones (pléonasme), la restitution fut de piètre qualité, bien plus mauvaise que mon vinyle d'alors. Plaisir gâché, mais il la réécoutera. En revanche, mon orgueil fut flatté. Finalement, de mon temps on écoutait de la musique crachouillante, certes, mais au moins en continu, et non pas une sorte de flux hoquetant stupide. Idem pour les DVD d'ailleurs, c'est grotesque. Profitons de l'opposition analogique/numérique pour étendre par analogie la haine à l'époque. Je préfère regarder Stromboli en piètre qualité qu'un blockbuster en HD, 3D, 14D, 6G, 25 pouces, de la merde étalée en milliards de pixels.

Sinon, je voyais cette image et je repensais à mes histoires de zoom :


    Ceux qui l'ont vécu savent qu'on ne voit pas du tout la même ville selon qu'on la regarde depuis la terrasse de sa suite dans un bel hôtel du centre historique ou depuis un caniveau de banlieue. Il paraît qu'Einstein aurait dit que la relativité du temps, c'est la différence entre 5 mn passées dans les bras d'une fille et les mains sur la plaque d'un four.

Sinon je me disais qu'au centre de ces 4 (2) mots que les Grecs d'avant Heidegger nous ont laissés, "démocratie", "agora" et "logos", se dresse la figure d'Esope. Agora parce que c'est devant tous que se produit le défi, démocratie parce que tous ont droit à ce miracle, et logos parce que c'est à travers la parole qu'il s'accomplit.

Un homme du peuple se lève, et apostrophe le patricien, il ose le contredire, et, peu importe sa classe, si les arguments l'emportent grâce à l'habileté de l'orateur, la joute aura pour prix que la mesure sera adoptée par la politique. C'est par le logos et son maniement que les classes se libèrent du joug de l'oligarchie,et que la démocratie advient.


Cette figure de l'esclave qui s'affranchit de sa condition; puis change la société parce que l'agora lui laisse la liberté d'exercer sa hardiesse à la harangue et à la rhétorique, c'est l'histoire de notre civilisation. Je cite Wikipedia :

Diogène Laërce attribue même une fable à Socrate, laquelle commençait ainsi : « Un jour, Ésope dit aux habitants de Corinthe qu'on ne doit pas soumettre la vertu au jugement du populaire. » Or, il s'agit là d'un précepte aujourd'hui typiquement associé au philosophe plutôt qu'au fabuliste. Socrate se servait sans doute du nom d'Ésope pour faire passer ses préceptes au moyen d'apologues15.
Soumettre la vertu au jugement du populaire... Laisser entrer le peuple dans la danse du consensus linguistique...


En poursuivant un peu présomptueusement la métaphore, on pourrait dire qu'un robot a du mal à faire la différence entre un garçon et une fille. En revanche, il fait bien la différence entre les chaînes de caractères "parent1" et "parent2", comme deux variables x et y. On pourrait donc voir les récentes mesures comme des signes faibles, très en amont, de l'entrée des robots dans le consensus linguistique.

Afin de faciliter aux robots leur entrée dans la société, et pour aller  la rencontre de leurs progrès dans le discours, nous autres humains parlons un langage plus près de celui de la machine, comme l'anglais, puis le M2 (3). En fait le cyborg c'est l'avenir de l'homme. (4)

Ensuite, dépourvus de raison de vivre, ils se laisseront rouiller. Quelques millions de milliards d'années plus tard, l'univers entrera en phase de contraction, et s’effondrera de nouveau sur lui-même, pour devenir à nouveau la tête d'épingle qu'il fut.
Et Dieu, jouant au dés, examinera avec gourmandise les espaces intersidéraux, soulevant le couvercle de chaque planète, une à une, pour voir si l'humain ne s'y serait pas de nouveau pointé.

Mais l'humain le vrai, celui de la peine de cœur, des dagues et du poison, avec sa violence et sa beauté, ses passions et ses balcons, ses amours éphémères ses étreintes folles, cette folie de la graine de chèvre qui nous pend au cou, et que Dieu n'a jamais réussi à faire.

Et rosissant d'une pudeur froissée, caché dans un coin de l'aurore, à la fin d'une nuit d'amour, ayant appris que certains avaient senti sa présence.

Comme l'électrophone et le mp3, le progrès détruit ce qu'il y a de plus beau en nous, et remplace notre continuité passionnée et crachouillante, par une merde impeccable par instants, et dénuée de sens. 

A propos de Stromboli, j'ai revu Caro Diario, et je me demande s'il 'y a pas une brève scène de poussière volcanique foulée en volutes noir et blanc, à travers laquelle Giovanni Moretti aurait voulu rendre hommage à Pasolini qui l'emploie si je ne m'abuse, à la fois dans Théorème et dans l'Evangile selon St Matthieu. Il secoue la poussière de ses sandales.

(1) Un des premiers électrophones, à lampes, because c'était un cadeau de ma grand-mère. ce bijou a sûrement fini à la benne, remplacé par un "player de mp3", merdasse en plastique, tôt écrasée sous les Nike après Noël.

(2) In memoriam L'Inquisition Espagnole.

(3) Chercher dans les travaux du MIT, tout ce qui est projets sur des anglais abrégés que les machines pourraient échanger, et autres English for Mechanical Engineering.

(4) Nous appelons "faibles" les signaux dont nous n'avons pas su reconnaître la force, pour nous dédouaner de l'aveuglement. 

2 commentaires:

  1. encore un truc marrant cette histoire de sonate à Kreutzer... C'est ce que mon père nous mettait tous les soirs pour nous endormir ma soeur et moi quand nous avions quoi? oui c'est ça, sept ou huit ans... ça a duré des mois, nous ne voulions rien d'autre... Les portes ouvertes entre notre chambre et le salon où trônait la B&O (Bang & Olufsen, le seul objet de confort et de luxe de toute la maison, un son sublime...),nous écoutions tous les soirs cette sonate, dont la seule évocation là, aujourd'hui, à en lire les mots dans cet article, a immédiatement fait jaillir la mélodie.... Je vais l'avoir en tête toute la journée, comme une souriante rengaine.... :)

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    1. Oui, comme quoi... Comme quoi quoi ? Ben comme quoi, quoi.

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