Mes œuvres avancent en ordre dispersé, parce qu'il y a une grande partie du temps où "elles se font" qui est un temps où je ne les fais pas.
Elles se font en moi tandis que je suis loin d'elles, et lorsque j'y reviens, j'exécute.
Les créateurs trouveront cela évident que leur œuvre ne fasse pas appel en eux à ce qu'il y a de rationnel, qu'on planifie, qu'on déclenche, et qu'on réalise en suivant des étapes, mais à ce qu'il y a de plus intime, de profond et de personnel, d'émotif.
Et non pas pourtant de complètement irrationnel, au sens péjoratif que nous avons fini par donner à ce terme. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, mais il ne s'agit pas là que d'une opposition de pure forme, et le mot " connaît " doit être entendu ici dans ses deux sens.
Non seulement il n'a pas de prise sur les décisions du coeur, c'est le sens que nous avons par exemple dans le vocabulaire du droit : " La loi française ne connaît pas telle notion".
Elle ne peut structurellement donc pas s'en saisir, ce qui est le fondement du droit, qui contrairement à toutes les autres idéologies, et c'est ce qui le rapproche le plus d'une science exacte, tient à définir ce dont il parle dans le même univers de croyance que ce dont il parle.
Le droit constate l'impossibilité d'inclure, d'intégrer la notion, il la reconnaît hors de son champ, mal définie "en son espèce par ce dont il dispose en un même champ pour la définir", et transforme cette distance en écart moral : il s'interdit de traiter la chose. Salutaire précaution dont se dispensent bien d'autres professions.
Mais aussi dans le sens " est tenu à l'écart " des desseins du cœur . Et c'est cette rancune qui lui vaudra le côté péjoratif. Les processus d'essai/erreur du cœur ont une logique " interne ", " parfaitement convenante" (au sens où Bimbenet a pu dire comme Semillade qu'une mouche est aussi intelligente qu'un être humain), n'ont que faire du regard a posteriori de classements qui se prennent pour de l'intelligence alors qu'ils ne sont que du langage.
Ils se prennent pour une introspection, une dissection cartésienne du monde qui confineraient à l'éclairement, alors qu'ils ne rajoutent qu'une couche de jargon.
Il y a donc des choses qui attendent, depuis des mois ou des années que moi, leur glorieuse créatrice, parvienne enfin à l'endroit d'où je pourrai découvrir le stade ultérieur de cette œuvre. Comme on arrive au point de vue sur la côté, d'où on peut admirer un panorama. Alors on s'arrête, on regarde, et le regard boit ce qui nous amènera suffisamment de savoir pour aller à l'étape suivante.
Évidemment, j'avance donc au milieu de mon monde. Les créateurs ont inventé depuis longtemps la réalité augmentée, ils vivent en son sein. Plutôt que de labourer jusqu'à l'épuisement pour tarir les maigres ressources de la réalité rationnelle, et obtenir fièrement les sales moissons de l'industrie mécanique, les créateurs préfèrent donner au temps les moyens de fleurir leurs chemins du monde, le temps de laisser épanouir, bourgeons, floraisons, treilles, pampres, où l'esprit pourra à nouveau ensemencer et fertiliser le monde dans la paix et la joie.
La rationalité " productiviste" stérilise le monde en répandant sur lui des pesticides intellectuels, ce sous le prétexte de ramasser en grand nombre des produits dont nous n'avons que faire, mais plus grave, qui nous empêchent de penser la suite en nous encombrant de schémas insipides.
A l'inverse des termes dont elle aime à se parer, elle ne produit pas, elle détruit. C'est la raison pour laquelle notre monde manque aujourd'hui singulièrement d'avenir, pour laquelle il n'a pas " de suite", parce qu'à force de le déshumaniser, nous avons empêché ceux qui l'auraient pu de penser les nouveaux schémas nécessaires à l'éclosion de nouveaux projets.
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