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jeudi 24 novembre 2011

As we lay dying : cartésianisme et holistique vus à travers la camera oscura des primitifs flamands

Je m'autorise (une fois de plus, quelle audace, mon amie) de cette  émission de France Culture sur Daniel Arasse pour étendre un peu le sujet (comme vous y allez) avec quelque chose qui n'a rien à voir (vous me rassurez).

Et pourtant si, un peu, nous l'allons montrer tout à l'heure. La réflexion part de la Vierge à l'osier ci-dessous, attribuée à Campin.


 

La première chose qui m'a frappée dans ce tableau, c'est que le manteau de Marie n'est pas bleu. Il y a bien des manches d'un bleu tellement marial qui dépassent en dessous, qu'on pourrait prendre cela comme une provocation, en admettant que l'absence de bleu est délibérée.

Voilà donc la question. Personnellement, et en dépit de la volonté bien connue d'ancrer la scène dans le cadre d'un intérieur familial, de la vie quotidienne etc., je trouve l'ensemble un peu iconoclaste.

Je me suis avisée que le fait de remplacer une auréole par un pare-feu d'osier, cette matière si facilement inflammable, permet de libérer une masse de cheveux assez vulgaire (on dit bien " Lorsqu'elle nous accueillit, elle était encore en cheveux ") autour d'une face bien quotidienne, allons jusqu'à " débonnaire".

Le geste d'allaitement est on ne peut plus explicite, et l'enfant Jésus, bien loin d'être joufflu, n'arbore même pas l'air inspiré qui préfigure son onction, il a plutôt cette expression de malice étrange, et cette position des mains. Je suis trop ignorant pour décoder celle de la gauche, mais celle de la droite sur le genou me paraît " leste".

Passons sur le calice, que fait-il là, ce qui sert à boire, et qu'on peut opposer à la corolle des lys (qui figurent pourtant sur l'autre, cf. infra). Quant au livre, on peut s'interroger sur l'aspect " BD " de cette Bible. On y distingue plus des images que du texte (Il y a sur une vierge en gloire de Campin un St Augustin qui a un autre exemplaire de cet ouvrage...)

Évidemment, il faut, ici encore, plus de connaissances que je n'en ai pour comparer cette Vierge à celle de l'Annonciation ci-dessous, plus " orthodoxe " si on considère les lys, mais quid du manteau (le bleu sert de couverture, et le rouge est-il " pire " que le blanc ?) et de la Bible si tant est qu'un des deux livres en soit une (ou alors une Bible en deux tomes). 
Je sais qu'on est avant la Réformation, mais n'y avait-il pas déjà quelque allusion à quelque courant souterrain ? 
Quid de la bougie, ôtée du dessus de la cheminée pour être utilisé en bougeoir sur la table ? Quid encore de l'absence notable du petit village traditionnel et de son paysage servant de fonds à la fenêtre ?

Je sais aussi que ce tableau est essentiellement une " histoire de perspective", et encore une fois d'autres en parleront mieux que moi, je ne vais pas passer ma vie sur la complexité du symbolisme avant Jan Van Eyck, non plus.



Il y aurait bien sûr également à découvrir d'après ce qu'on sait des datations, s'il y a eu évolution constante dans un même sens sur un même direction, ou bien changements de sens dans une même direction, ou bien des sauts sans axe constant, concernant ces points.

Alors, me dira-t-on (laveur), c'est très simple : c'est parce que la lumière du Sauveur éclipse toutes les autres, même celle du soleil.
Elle est tellement puissante que les vêtements deviennent blancs (comme lors de la transfiguration). Ces détails, différents de l'iconographie traditionnelle, correspondraient à la vision de sainte Brigitte de Suède lorsqu'elle visita la grotte de la Nativité à Bethléem en 1372.

Certes, et on peut voir une sorte de halo dans le dégradé du blanc au mauve. Il n'impacte pas le reste des objets, mais on peut admettre qu'il y a tout de même une part de convention, laquelle dispense d'un réel effet d'illumination. Dans la nativité de Campin à laquelle je pense, le manteau de Joseph reste rouge. La lumière disparaît également dans Vierge à l'Enfant ci-dessous. Certes si tous les manteaux des tableaux où apparaît le Christ étaient blancs...


Plus de chaleur non plus apparemment. La Marie de Campin est d'une frilosité incroyable. Elle passe sa vie à se chauffer près du feu, et elle finit par y mettre la main, dans un geste qui rappelle celui de l'adresse à Gabriel.

La perspective du plat me laisse assez dubitatif. Mais le plus étonnant, c'est la lumière des drapés. On dirait les ombres portées par ce que seraient les armatures d'une verrière.

On peut les voir aussi, mais là c'est carrément fantasque, comme les reflets d'une eau en mouvement, vus à travers un verre coloré. En tout cas on ne peut nier que quelque part ils prolongent la perspective du carrelage, ce qui les " aplatit". Les motifs de la couverture sur laquelle repose l'enfant pourraient eux aussi provenir d'ombres portées.

Bref, ce que je voulais dire, c'est que l'obsession du détail est pour moi révélatrice également d'une attitude mentale qui consiste à laisser ouverte la possibilité qu'une nouvelle, et meilleure interprétation d'un seul détail remette en question l'interprétation de tous les autres détails d'un seul coup. C'est admettre que l'ensemble d'un tableau fonctionne comme un tout, en système, que le peintre fonctionne en système avec l'ensemble de l'oeuvre peint, avec le spectateur, et avec le monde.

Cette vision holistique, elle n'a de cesse d'avoir tout compris, parce que tant que tout n'est pas compris, tout peut être remis en question par  un détail. Car comme dans une version latine, un parti pris peut faire perdurer le contresens jusqu'à donner à l'ensemble une signification complètement fausse.

J'oppose à cette vision l'esprit cartésianiste, qui estime que lorsqu'il a compris 90 % d'un tableau c'est largement suffisant pour pérorer dessus sans vergogne, et que si on attend d'avoir tout compris, si on réfléchit trop, on ne fait jamais rien, on " n'avance pas ", le péché capital du clergé de l'économie moderne, les consultants et autres experts, ignares qui n'ont à la bouche que des mots comme "opérationnel", "stratégie", ou "excellence", qui s'autorisent de cela pour décréter qu'une action ne doit pas prendre plus d'une minute ou un texte plus d'une ligne, et qui achèvent le corps agonisant de notre civilisation en finissant la tâche des premiers bourreaux de la division du travail.

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